A
Montmartre, le 5 octobre 1889, au 90, boulevard de Clichy, c'est
l'ouverture d'un établissement luxueux : le Bal du Moulin-Rouge.
Son succès est foudroyant. En quelques semaines les bourgeois,
jusqu'aux moins éclairés, affluent . Montmartre conquiert
Paris.
Il n'y a jamais eu de moulin à vent en bas de la Butte, au
90 du boulevard de Clichy. La tour de bois et les ailes rouges imaginées
par un génial entrepreneur de spectales, Charles Zidler (ancien
boucher), tournent dans le vide pour moudre du plaisir : sur l'emplacement
d'un bal populaire bien sage, la Reine Blanche, Zidler a construit
une immense usine. De
dix heures du soir à minuit et demi, annoncent les journaux,
Le Moulin-Rouge présente "un spectacle très parisien,
où les maris peuvent venir en compagnie de leurs femmes".
On traverse une longue galerie ornée de tableaux, d'affiches,
de photos, avant de pénétrer dans le Bal proprement
dit, une salle haute, immense, on dirait un hall de gare, n'étaient-ce
les tentures bariolées et la violence des éclairages
au gaz. Il n'y a pas de violon, mais un orchestre de cirque où
dominent les cuivres et qui sonne la charge pour le bataillon des
"chahuteuses" aux longues jupes qui se relèvent
sur des jambes à moitié nues. Des chanteurs, des acrobates
succèdent aux quadrilles professionnels; pendant les entractes,
le public se répand à travers la salle tandis que
les acteurs, leur numéro terminé, s'installent avec
la clientèle aux tables disposées autour de la piste
et sur les galeries d'où l'on domine de quelques mètres.
Il y a une odeur spécifique au Moulin Rouge, faite de tabac
et de poudre de riz. A gauche de l'entrée, c'eSt le secteur
de ces dames, assises à de petites tables, et toujours assoiffées.
Payez-leur à boire et elles vous offriront leur coeur, et
"vous le donneront si vous y mettez le prix". D'autres
se promènent à travers la salle et les galeries. Le
Moulin Rouge s'assure la gloire d'être le plus grand marché
libre de l'amour à Paris. Dans le jardin en plein air, bien
éclairé, le spectacle n'est guère différent
: orchestre puissant, chahut, attractions et french-cancan. Des
singes apprivoisés se promène à travers les
fauteuils rangés comme dans un théatre et viennent
taquiner les spectacteurs. Un énorme
éléphant
en bois, haut comme une maison, s'ouvre tel le cheval
de Troie et transporte dans ses flancs un orchestre, une troupe
de filles déguisées en mauresques, spécialistes
de la danse du ventre, et aussi la plus célébre de
toutes les attractions, celle dont le comique est mondialement apprécié
: l'incomparable Pétomane. Il paraît qu'avec son organe
postérieur et inférieur il chante, d'une voix de basse
puissante, tous les airs de l'Opéra! Ailleurs on trouve un
tir, des sorcières, des diseuses de bonne aventure : c'est
une véritable fête foraine.
Les
affiches proclament :
MOULIN
ROUGE
Boulevard de Clichy
Tous les soirs bal.
Mercredi et samedi fête de nuit.
Attractions diverses. Rendez-vous du High Life. Rien
n'est plus vrai : le Prince de Galles, futur Edouard VII, comme
tous les riches visiteurs étrangers, vient régulièrement
au Moulin-Rouge. Le prince Troubetzkoï, le comte de La Rochefoucauld,
le duc Elie de Talleyrand, le prince de Sagan y entraînent
les aristocrates français. On y voit aussi des peintres académiques
à la mode, Stevens, Gervex Cormon. C'est en même temps
le rendez vous des jeunes écrivains, chansonniers, poètes
montmartrois ; et le public de quartier continue à envahir
les galeries, comme au temps de la Reine Blanche. Quand l'Ecole
des beaux-arts et les jeunes peintres organisent le Bal des quat'zarts,
Zidler prête son Moulin : atelier par atelier, modèles
nus, rapins déguisés défilent devant les spectacteurs
médusés.